Zone rouge: Ces aînés qui n’auraient pas dû mourir
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**Ce touchant témoignage rempli d’espoir en provenance de la “Zone Rouge” du Coronavirus a été écrit par Mme. Camille Pellerin-Forget. Camille est physiothérapeute, et a été volontaire pour prêter main forte aux personnes âgées frappées par la pandémie**
Un petit récit, pour se sortir des statistiques…
Je suis physiothérapeute pédiatrique en réadaptation. Je me retrouve, de façon volontaire, en
zone rouge d’une ressource intermédiaire de personnes âgées. L’histoire est réelle, mais les
noms et numéros de chambres ont été modifiés.
Jour 1 en zone rouge
Premier jour en zone rouge. J’y entre comme physiothérapeute, mais aussi comme préposée
aux bénéficiaires, vers un inconnu considérable, grisant. J’aime l’action, j’aime profondément
les gens. Cela suffira.
Je vais aux ordres, la routine m’est encore nouvelle. On me dit « ce pauvre homme, au 653, est
mourant, tu lui fais sa toilette au lit et tu le rassures doucement. Il ne lui en reste plus pour
longtemps… ». Premier jour, première seconde dans mes souliers rouges.
J’entre au 653. Un sac poubelle fait office de rideau, la pièce est désordonnée quoique propre.
Des espadrilles, pantoufles, loafers jonchent sol. Deux fauteuils roulants encombrent l’espace.
Des verres de styromousse trônent sur toutes les surfaces libres.
Je regarde mon patient. Il semble dormir. Je le réveille d’une caresse au bras, je lui explique ce
que je suis venue faire. Au moment de changer sa culotte, de le laver, je lui pose quelques
questions, courtoises et douces, sur le soin que je prodigue.
J’ai déjà envie qu’il soit bien, qu’il me fasse confiance. Il me répond dans un râle expiré des mots inaudibles, ou pas de mots, peut-être.
Je m’essaie autrement, j’ai besoin qu’il existe au-delà du soin médical.
-Vous venez d’où, vous?
-J’espère qu’il entend ma sincérité; même drapée dans la bonhommie.
-Alma (dans un murmure)
-Ah.… vous me comprenez, donc. Et vous pouvez parler. Alors on va parler un peu.
J’essaie de sourire avec mes yeux, avec mon corps. Je ne maîtrise pas encore l’empathie en
vêtements de protection, mais cela viendra. La danse de l’empathie se fait avec tout le corps,
même s’il est masqué, ganté, et caché sous une visière et un vêtement jaune et informe. La
douceur du geste devient notre seule façon de sourire, les murmures de notre corps deviennent
bienveillance.
-J’observe le patient, il a l’air trop jeune pour être un vrai vieux. Il en est à sa deuxième semaine
de covid, il bouge à peine.
-Vous êtes né en quelle année, monsieur Lavoie?
-1945, je j’pense ben…
Et là, je l’entends, son accent d’Alma soupiré, il chante, son accent. Ainsi, entre chaque silence,
je lui arrache des morceaux de son histoire. J’ai envie de le connaître, ne serait-ce que pour
mieux le rassurer.
-Bon, on a terminé. Que dites-vous de vous habiller maintenant? Rester en culotte
d’incontinence au lit toute la journée, je ne crois pas que cela soit bon pour le moral.
Il ferme les yeux, pour me congédier, probablement.
-Après je vous laisse tranquille, c’est promis.
J’ouvre les tiroirs.
Vous avez de jolis vêtements, qui a choisi cela?
-C’est ma femme.
Je lui fais faire une sélection de vêtements; il hausse les épaules sans intérêt, mais ne ferme pas
les yeux. Nous gardons la culotte d’incontinence, mais elle se dissimule sous des vêtements
seyants. Une fois dignement – mais confortablement- habillé, semi-assis dans un lit redressé, il
n’a déjà plus l’air d’un mourant, monsieur Lavoie. Il n’a que 75 ans, après tout.
JOUR 2
J’entre dans sa chambre pour le soin du matin : toilette partielle à la débarbouillette et
changement de culotte. Aujourd’hui, je décide d’être un peu plus physiothérapeute qu’hier.
-Bonjour Monsieur Lavoie. C’est encore moi.
J’essaie de faire briller ma voix, d’en faire une mélodie agréable. Je dois faire attention, rassurer
sans envahir. Et favoriser la lumière, pas la légèreté.
Il ouvre à peine les yeux. Juste assez pour admettre ma présence. Je m’installe près de lui, le
geste lent. Je ne veux pas le brusquer…
-Ce matin, j’aimerais vous asseoir sur le bord du lit pour vous habiller, d’accord? C’est bon pour
vos poumons, d’être un peu vertical. De bouger, aussi.
Il consent presque tacitement, un petit hochement de tête, seulement. Je l’aide à s’asseoir au
bord du lit, en utilisant la recette magique propre aux physiothérapeutes : il parvient à s’asseoir
sans effort ni de ma part, ni de la sienne. Il semble surpris. Délicatement, je l’aide à se laver, à
sen vêtir, en le laissant faire tout ce qu’il parvient à faire seul.
J’veux me coucher maintenant », me dit-il, la voix faible.
Il se laisse retomber dans le lit et s’endort aussitôt.
Nous recommencerons cet après-midi : s’asseoir au bord du lit pour boire de l’eau, discuter un
peu.
JOUR 3
-Bonjour Monsieur Lavoie! C’est moi!
Il me sourit en coin, ouvre un œil fourbu.
-Vous êtes prêt à faire votre toilette?
-Non, trop fatigué.
-D’accord, je vous laisse faire une grasse matinée de 30 minutes et je reviens. Il n’est que huit
heures après tout.
Je pose ma main sur sa joue, quelques secondes.
Il hoche la tête les yeux fermés, et il me sourit encore. Notre complicité me rassure, moi aussi.
À neuf heures pile, je retente le coup.
-Voilà! Je vous ai même apporté votre déjeuner. On fait la toilette et vous mangez après?
-Mmmmmm ok….
Comme la veille, je l’installe au bord du lit. Il le fait avec tant d’aise que je sens une petite vague
d’excitation me submerger. Pour un professionnel de la réadaptation, un accomplissement, ça
implique un nouveau défi. Ce qui est acquis ne sert qu’à créer de nouveaux objectifs. Préposée,
d’accord. Mais physiothérapeute aussi.
-Alors que diriez-vous d’aller à la toilette pour faire votre changement de culotte? Je vous y
emmène en fauteuil! Vous en avez deux dans la chambre!
-J’pas capable
-Mais oui, vous verrez, ça va se faire tout seul. Je sers à ça. Vous me faites confiance?
-Tu vas m’échapper. T’es trop p’tite.
-Je vous promets que non. Je vous indique les étapes, et vous verrez…
En un instant, il parvient à s’asseoir dans le fauteuil roulant en mettant de la charge sur ses
jambes, et en pivotant avec grâce. Il sourit encore, satisfait. En coin, au cas où je surprendrais
son sourire.
-Ah ben. Me v’la.
-Maintenant, allons à la salle de bain. Vous pouvez avancer avec vos jambes?
-mmmmmm
-Je vais vous pousser pour vous aider.
(Je ne pousse pas le fauteuil roulant, je le laisse avancer des pieds, seul. Je sais. C’est de la
triche. Mais il avance et bouge ses jambes). Je suis si heureuse que je le prendrais dans mes
bras. L’empathie se transforme doucement, je le sens. Comme tous les autres patients de
l’étage, ils ne sont plus le 645 ou le 657, mais bien mes parents ou mes grands-parents, déjà.
-Monsieur Lavoie, ça me fait réellement plaisir cet effort que vous faites. Allons à la toilette
maintenant.
-Hein? Là-dessus?
Il pointe la toilette, le regard incrédule. Je me demande depuis combien de temps il n’y est pas
allé.
Je souris, à mon tour. Il ne le voit pas, mais il l’entend, je sais, mon sourire. Il l’entend.
-Oui! On fait pareil comme au lit, mais ici.
Quelques minutes et un appel à un collègue plus tard (il s’endort sur la toilette, nous devons
être deux pour le remettre au fauteuil- j’y vois une stratégie de sa part pour avoir la paix) : je
l’installe au lit. Habillé, coiffé et propre et épuisé, il s’installe sous la couverture.
-J’veux dormir maintenant.
-D’accord. C’est bien mérité monsieur Lavoie.
Je serre affectueusement son épaule, je veux qu’il sente la délicate familiarité. Ce lien tendre, il
me permettra de demander l’effort quand il le faudra. De le rendre momentanément heureux,
peut-être, aussi. On ne lésine pas avec le bonheur, c’est un moteur de réadaptation majeur.
Cette histoire, cet homme, ces autres patients, aussi, me font réfléchir.
Je travaille habituellement en réadaptation pédiatrique. Avec les enfants handicapés, l’autonomie permet
la liberté. Avec les personnes âgées, l’autonomie, elle préserve la dignité.
Je pose le déjeuner sur une table collée au lit, redresse le dossier à moitié et le laisse dormir, en
me disant que le déjeuner, ça ira à 10h. Il n’a pas mangé seul depuis des semaines, monsieur
Lavoie.
Lorsque je repasse plus tard, le déjeuner a été complètement englouti, le café bu.
JOUR 4, JOUR 5…
Nous continuons à savourer les petits gains de monsieur Lavoie, à les recenser. Nous
réfléchissons, aussi. Nous constatons, nous repensons…
JOUR 6
Sixième jour, le temps file, il me reste 4 semaines encore, je m’attache à ces patients, trop vite.
Je les aime. Tous. L’empathie s’est mutée en autre chose, de plus viscéral, de plus grand. Je n’ai
jamais été bonne pour l’empathie détachée, pour la douceur apprise… je me lie aux patients, je
n’y peux rien.
Monsieur Lavoie est assis au bord du lit à mon arrivée le matin. Sa nouvelle marchette siège près
de lui, la chambre est libérée de ses fauteuils roulants. Les souliers sont toujours là, mais ils sont
utilisés, maintenant.
-Bonjour vous!!!
-Hey salut toi! De retour ce matin?
-On prend une douche aujourd’hui?
-Ok, mais pas trop longue là?
J’adore quand il s’impatiente doucement, quand il déteste que les choses traînent.
Il se lève, comme appris. Il marche jusqu’à la salle de bain, avec la marchette, aussi rapide que
moi près de lui. Parfois, il oublie de la prendre.
C’est bon signe, dirait-ton en réadaptation. En gériatrie, c’est différent. Oublier la marchette, c’est risqué. Une chute peut être le début de la
fin. Et là, on ne peut pas gérer deux fins de vie en même temps, on en a assez avec la covid.
-Je vous aide pour la barbe ou vous la faites seul?
-Je vais le faire.
Je l’observe. Le geste lent, mais habitué, il mouille le visage, étend la mousse et entreprend de
raser cette barbe qu’il a coupée des centaines de fois.
Ce geste, il est rassurant. Ce geste, il lui permet de redevenir homme. Cette image est
magnifique, j’en ai la gorge nouée.
-Ça ira comme ça?
Il me regarde, l’air d’attendre l’approbation. Il a manqué des sections, c’est un peu irrégulier. Il
est à croquer.
-C’est parfait. Vous avez de l’après-rasage?
-Je ne sais pas.
Je trouve la petite bouteille, dissimulée derrière des murs de styromousse.
-Ah! Vous êtes magnifique et vous sentez bon! Monsieur Lavoie?
-Oui?
-Vous réalisez que ça fait 8 minutes que vous êtes debout sans appui? Vous êtes prêt pour une
petite marche dans le couloir, je pense. Après déjeuner?
-Ok, ma petite, tu viendras me chercher.
Jour 12
L’infirmière entre en trombe dans la zone rouge, elle brandit une feuille lignée remplie de
noms : « Deuxième test négatif, monsieur Lavoie est vert ! Il redéménage demain! »
Je me rends à peine compte que je cours vers sa chambre.
Devant sa porte, j’enlève mes gants, lave mes mains, enlève mes vêtements de protection, lave mes mains et ma visière, remet un
nouveau masque, lave mes mains, remets une nouvelle jaquette, ma visière propre. Lave mes
mains encore. Je mets des gants. J’aimerais dire que j’entre en trombe, mais ce luxe n’existe
pas en zone rouge.
-Monsieur Lavoie??
Il est debout, dans les toilettes, à uriner. Ça aussi, c’est une façon de redevenir homme. Je ferme
la porte et attends à l’extérieur. J’entends la fermeture éclair, j’entends le lavabo. Les filles ici
avaient bien rigolé « Tu travailles en pédiatrie, ça paraît, tu enlèves les couches des patients
pour les remettre à l’entraînement à la toilette ». C’était pour rire, mais en même temps, c’était
un peu triste comme constat.
-Quoi? Ah c’est toi!
-Vous êtes guéri! Vous n’avez plus la covid!
-Le quoi?
-Le coronavirus!
-Ah oui! Bonne nouvelle.
Il ne partage pas mon enthousiasme, mais sa vigueur actuelle lui fait de toute évidence oublier
d’où il vient. Il revient de la fin de vie, monsieur Lavoie.
Il est tellement revenu vigoureux, de la mort, qu’il marche dans le couloir toute la journée, va au
balcon, revient et en redemande. Il est tellement revenu fort de la mort que nous devons lui
faire monter et descendre l’escalier rouge 3 fois par jour pour le fatiguer un peu. Et il en
redemande.
Mais plus maintenant. Il est vert. Il ne mourra pas de la covid. Il ne sera pas une statistique.
Oui, Monsieur Lavoie, il revient des morts. Monsieur Jacques, Monsieur Dufour, Mme Charrette
et Mme Lacoursière, ils reviennent tous de l’antichambre de la mort. Ils ne sont pas de cette
histoire, mais ils ont la leur. Semblable, mais si différente.
Ils sont revenus de la zone rouge, eux aussi.
À coup d’amour, à coup de petites bouchées « pour nous faire plaisir,
s’il-vous-plait », à coup de pop sicle à l’Ensure, ou de douches rafraichissantes. À coup de
verticalisation, de marche quémandée (« juste une petite marche dans la chambre, ça me ferait
tellement plaisir que vous disiez oui »), à coup de séances de musique, assis dans la chaise
(« Vous, c’est Charles Aznavour, Mme Mertens, non? »). Ils sont revenus des morts parce que
« le lit, c’est pour dormir seulement, vous êtes d’accord? ».
L’antichambre de la mort ce n’est pas compliqué, en résidence de personnes âgées, elle se
nomme souvent MPOC, insuffisance cardiaque ou Alzheimer. Ici, en zone rouge « hors hôpital »
en CHSLD ou en ressource intermédiaire, ces maladies existent encore, mais l’antichambre de la
mort, elle se nomme simplement le déconditionnement.
Le déconditionnement, physique, ou psychosocial, cette perte graduelle de nos acquis, cette
difficulté à bouger après l’inactivité, qui mène à la crainte de bouger, puis à l’incapacité sévère.
Cette pente descendante vers la fin, qui empêche éventuellement de manger, de boire, de
bouger. Le virus, nous n’y pouvons rien. Mais ça, ce déconditionnement, nous y pouvons
quelque chose.
Camille Pellerin-Forget, physiothérapeute